Je parle rarement de mon enfance ou de mon adolescence. Récemment, je me suis aperçu qu'une de mes amies en ignorait tout (et pourtant, je la fréquente depuis plus de deux ans).
Je ne dispose pas non plus de photos de moi jeune. Il serait injuste cependant de dire que je refoule cette période. Elle demeure très présente en moi pour de nombreuses raisons.
On m'a souvent dit que je devrais écrire sur ma jeunesse, mais c'est à mon avis une fausse bonne idée, je le fais donc rarement.
Aussi, lorsque l'autre jour je suis tombé sur un AT nommé "cher moi" organisé par le blog
"à partir du néant", qui consistait à envoyer une lettre à celui que j'étais à 16 ans, j'ai hésité à y répondre, même si quelques potes auteurs se ruaient vers la brèche. Ce n'est qu'après y avoir été encouragé que je me suis lancé dans l'aventure. Il y a 3 ou 4 mois, je ne l'aurais sans doute pas fait, et la plupart de mes tentatives, quand vient l'heure de parler de mon passé par écrit, se soldent par un abandon par K.O.
Il y a des mots qui libèrent, mais ce n'est jamais anodin. Je ne pense pas m'être libéré de grand-chose en écrivant cette lettre, j'ai simplement fait "un état des lieux". Là encore, c'est la raison pour laquelle je n'écris pas ou peu sur moi-même.
Après 2 heures de rédaction et de relecture, ma lettre était prête. je l'ai donc envoyée au responsable de l'AT et suis parti me vider la tête et me remplir la panse. A mon retour, Jérémy Semet m'a contacté pour me dire que mon texte était superbement écrit, aucun doute là-dessus, mais qu'il ne pouvait le publier. Trop brutal et sombre. Cela ne m'a guère surpris, c'est précisément la raison pour laquelle je ne publie que rarement sur mon adolescence et mon enfance. Jérémy m'a proposé d'adoucir mon texte, mais j'ai refusé, car la réalité prend rarement des gants quand elle nous berce le long du mur. Dans ce cas, j'aurais pu enjoliver tout le reste, mais en tant que jeune auteur, je passe la majeure partie de mon temps à enjoliver ou à déformer la réalité. Nous avons donc choisi de ne pas publier la lettre dans le cadre d'un AT.
J'ai hésité à la publier sur atramenta, mais non, je n'en avais pas envie. La destination finale de cette lettre ne pouvait être que cet endroit, cette tribune publique. Vous allez donc pouvoir la lire, mais vous voilà prévenus : il ne s'agit pas d'un conte de fées.
"Je sais.
Tu n'es que douleur. Tu en viens souvent à souhaiter en finir, à
rêver que tout s'arrête. La vie est devenue un cauchemar que tu ne
peux ni esquiver, ni arrêter. Alors, tu te prends tout dans la
gueule. les brimades, les moqueries, les coups, les injustices, et tu
ne cherches même plus à réagir. Tu es un zombie. Tu ne comprends
pas ta vie à court terme. Quand au long terme, c'est une expression
qui ne t'est pas destinée. Tu ne t'imagines pas à 20 ans. Tu
n'imagines pas survivre jusqu'à 20 ans.
Je sais.
Ils t'ont appris la haine, la pire des haines. Celle qui ne se
manifeste pas, qui te bouffe de l'intérieur. Celle qui te donne
envie de les voir morts, et qui te rendra indifférent face à la
faucheuse quand elle les emportera. Celle qui t'arrachera un grand
sourire glacé quand on t' annoncera que leurs cadavres déjà
froids ont entamé leurs premières transformations hideuses,
tapissant de mousse le fond de leurs gorges autrefois emplies de
sarcasmes, figeant leur regard méprisant en boule laiteuse au fond
d'une orbite jaunie, raidissant leurs mains en serres griffues,
ridées, mortes.
Ils seront morts et toi vivant, et tu t'en réjouiras.
Je sais.
Ils t'ont battu, exclu, violé, souillé, humilié, dominé, sans
autre raison que ta différence. Toi, le petit malingre trop
intelligent à l'école. Toi, le petit souffre-douleur qui ne faisait
pourtant de mal à personne. Toi, la petite chose à qui l'on a mis
un sexe dans la bouche en disant « suce ». Eux. Les
autres. Le monde. Il serait logique que tu ne pardonnes rien, il
serait évident que tu cherches la vengeance, à défaut de la
justice. Je sais que tu y penses, je sais car j'étais toi.
Dans dix ans, 2 adolescents américains à peine plus âgés que
toi débarqueront dans les couloirs de leur lycée en flinguant tout
ce qui bouge, répandant sur leur chemin la haine, le chagrin et le
deuil avant de se faire sauter le caisson. Ils seront les précurseurs
d'une longue série noire. Tu les condamneras tout en comprenant
leurs actes, car en ce moment, tu nourris toi aussi des envies de
revanche et de sang, dirigées vers le monde en général et les gens
en particulier. Un final sanglant et jubilatoire, une touche d'adieu
écarlate qui leur prouvera que tu as existé.
Pourtant, il me faut te dire : sois patient, comme je l'ai
été. Espère sans avoir rien à espérer. Tu vas rencontrer
quelqu'un -une femme. Elle te réconciliera avec la vie, et tu lui en
seras infiniment reconnaissant. Ce sera la première marche d'une
longue série qui te permettra de croire de nouveau en l'homme, en
toi-même.
Chasse la haine de ta vie, elle est dangereuse. Pour toi d'abord,
mais aussi pour les autres. On t'a enseigné que la haine ne
connaissait pas de limite dans sa gratuité. Tu emploieras cette voie
bien trop facilement si tu t'y risques, car tu seras en terrain
connu.
Ouvre-toi aux autres, comme je l'ai fait, et qu'importe si cela te
vaut de nombreux coups de poignard dans le dos. Fais-le au plus tôt.
Il vaut mieux que ton sang coule que le leur. Ton humanité, celle
que l'on t'a arrachée, te sera rendue à ce prix. Je ne peux que te
demander de me croire.
Tu croiseras des compagnons de solitude. Tu comprendras assez vite
que ce monde oscille constamment à la frontière du tolérable.
Parfois, tu seras tenté de comparer leur souffrance aux tiennes. Ne
t'y autorise jamais. Il n'est pas de souffrance négligeable. Pense à
ta mère qui s'est tranché les veines car on l'a séparée de toi,
et même si c'est injuste, rends-toi coupable de cela. Cela te rendra
humble. Apprends la compassion et le dévouement. Là encore, c'est
ce qui te sauvera, c'est ce qui te rendra meilleur que beaucoup.
Deviens fort, même si la douleur te détruira et te remodèlera de
nombreuses fois, deviens fort comme je sais parfois l'être.
En retour, j'aimerais te dire « n'espère rien des
autres», mais tu as besoin d'espoir. Tu as besoin de croire que
quelqu'un, dans ce marasme, comprenne ce que tu es et d'où tu
reviens. Comment pourrais-je te l'interdire ? Tu viens de
traverser huit années d'enfer, huit années ou l'on t'a enfoncé
dans le crâne que tu n'étais rien, que tu ne deviendrais rien, huit
années où seuls quelques oasis dans ce désert de peine t'ont
permis de survivre. Tu as besoin d'espoir, je sais.
Je sais.
Tu aimeras des femmes qui ne t'aimeront pas. Cela aussi je le
sais. Ne leur reproche rien. Là encore, la haine ne doit jamais
remplacer l'affection que tu leur portes. Fais-en des amies,
trouve-leur des qualités, admets tes défaites, même si cela est
dur. Le temps dans cette joute est ton seul allié. Mais là encore,
n'ouvre jamais la porte à la haine, ne l'invite pas en toi. Ne
rejette pas la vie au motif qu'elle te rejette.
Si tu suis mes conseils, tu deviendras quelqu'un de bien. On te le
dira, on le reconnaîtra. On t'utilisera aussi, car les habitants de
cet univers ne respectent rien à part eux-mêmes. Ils voient dans
leur douleur toute la souffrance du monde. Si quelqu'un peut
percevoir et accepter cela, si quelqu'un peut se résoudre à tendre
encore la main après se l'être fait trancher, c'est bien toi. Toi
qui a tant souffert et ne pourras jamais oublier. Un tel savoir te
sera inutile si tu te contentes de chercher les conflits et la
vengeance.
Accorde ce que l'on ne t'a jamais accordé durant toute ton
enfance : une deuxième chance, l'écoute, l'intérêt, le
pardon.
Et puis en ce qui concerne l'écriture : cesse de douter. Un
jour, j'ai brulé mes poèmes et détruit mes écrits de jeunesse,
remisé ma machine à écrire au placard. Ne commets pas cette
erreur. Tu n'as pas à avoir honte de tes mots, ils sont tes
meilleurs amis. Eux ne m'ont jamais trahi : ils ne te trahiront
pas.
Ne te résigne jamais.
N'oublie jamais.
Ne hais jamais.
Bats-toi pour devenir comme je l'ai fait. Bats-toi pour exister
comme je le fais chaque jour.
Tu possèdes une force et une intelligence peu communes pour ton
âge, même si tu n'en as pas encore conscience. Il te manque juste
une étincelle pour faire sauter le carcan des certitudes où l'on
t'a enfermé. Tu n'es ni un monstre, ni un rien. Tu es un tout.
Tu es moi, et crois-le ou non, tu as un avenir.
Je le sais."