lundi 24 septembre 2012

Postwar épisode 5 : embrouilles littéraires et paradis artificiels.





Son fin menton pris dans la grosse pogne du maton, deux hommes armés de matraques électriques calibrées pour infliger une douleur maximale dans son dos, Daisy avait toutes les raisons du monde de se faire toute petite, et de garder le silence. Ce fut pourtant avec un grand calme qu'elle énonça de façon assez claire, au vu des circonstances :


— La fin du rêve étoilé. 

Léon fronça ses sourcils broussailleux. Pendant une brève seconde, il eut vraiment l'air du fermier peu cultivé qu'il avait été, mélange de force brute et d'ignorance crasse.

— De quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?
— La fin du rêve étoilé. C'est ce livre que je vous conseille de lire. 

Léon en resta sur place, interdit. Il fit signe à ses gars de ranger les matraques, ordre qu'ils exécutèrent presque à regret. On ne s'amusait pas souvent dans le coin. 

Léon dévisagea sa prisonnière, en ouvrant et refermant son poing libre. Daisy ne capitula pas, ne détourna pas le regard. Cela aurait pu passer pour une provocation. Eut-elle été un homme, il lui aurait démonté la tête dans la seconde. Au lieu de quoi, il relâcha sa prise et reprit place sur sa chaise, en croisant les bras.

— T'as de la suite dans les idées, toi. Et pourquoi tu voudrais que je me fasse chier à le lire, ton bouquin ? Tu l'as écrit ? 

Daisy se massa le menton avant de répondre, sans se plaindre.

— Non. Amy Lowall l'a écrit, c'est une historienne célèbre. Un chouette bouquin. Je ne cherchais pas à vous diminuer ou à vous insulter. Je vous le recommande car il pourrait vous intéresser. J'imagine que les soirées sont longues pour vous aussi. Vous aimez lire ? 

Léon ne comprenait pas où elle voulait en venir. Était-ce une obscure méthode de drague ? Se foutait-elle de sa gueule ? Impossible de déchiffrer de l'ironie ou de la colère dans le ton de sa voix. Mais cette façon de rester maîtresse d'elle-même face à trois matons prêts à en découdre... La fille avait de la classe, aucun doute. Une nouvelle fois, Léon se promit qu'il en ferait sa concubine sous peu. Avec un signe vers ses deux subordonnés, il ordonna :

— Lonnie, Maro, vous me raccompagnez l'intello dans sa suite. Maintenant. 

Daisy se laissa entraîner dans le couloir sans faire opposer la moindre résistance. Quand la porte se fut refermé sur elle et les deux gardes, Jay, le docteur , se tourna vers Léon avec un demi-sourire, ses binocles relevées sur un front large entouré de cheveux bruns grisonnant aux tempes :

— Un sacré numéro, cette fille, non ?
— Ouais, acquiesça Léon. Et j'aime pas ça. On n'arrive pas à savoir ce qu'elle pense. J'aime pas avoir l'impression qu'un prisonnier me cache des trucs. 

Et Daisy lui cachait quelque chose, il en aurait mis sa main au feu. Il se tourna vers le médecin.

— Et son check-up, ça donne quoi ?
— Une pouliche en pleine forme, voilà ce que ça donne. Tous ses signaux sont dans le vert. C'est même trop vert, si tu vois ce que je veux dire.
— Le cocktail zéro ne l'affecte pas ?
— Non. Le plus étrange c'est que je ne trouve aucune trace du cocktail zéro. Rien dans le sang, les muscles, ou dans les poils. Elle doit le métaboliser totalement. C'est complètement inhabituel. T'es sûr qu'elle mange ? 

Le cocktail zéro était incorporé à l'alimentation de chaque prisonnier. Le seul moyen de couper à cette médication quelque peu abusive était de faire la grève de la faim.

— Elle prend ses deux repas journaliers... T'as rien de plus efficace ?  hasarda Léon, même s'il connaissait la réponse. Jay pouffa.
— Plus efficace que le cocktail zéro ? Attends voir... Au bout d'une semaine de traitement, n'importe quel prisonnier se retrouve à l'état larvaire. Ce truc est si puissant qu'il te réduit à l'état de légume avant que tu ne piges ce qu'il t'arrive. Il reste bien quelques drogues illégales, mais on ne me signera jamais un bon de transport pour quelques grammes d'Ultra ou de Nihil... Et à la différence du coktail zéro, ces produits la changeraient en junkie de façon irréversible. 

Léon sourit intérieurement. Le toubib savait, à coup sûr, ce dont il ressortait. Lui-même avait été exilé sur White Hell à la suite d'une intervention médicale de routine ayant mal tourné. Défoncé au Nihil, cet ancien chirurgien renommé originaire d'un monde ultra-civilisé des vieux systèmes, avait tranché ceci plutôt que cela, laissant un notable sur le carreau. Scandale dans la bonne société ! Jay avait participé à un plan de sevrage anti-drogues, s'était confondu en excuses publiques, avait été muté dans le trou du cul de l'univers, échappant de peu à la prison. En un coup de bistouri laser, il avait tout perdu : sa notoriété, sa femme, présentatrice aux holonews, ainsi que sa fortune, partagée entre les relations qui lui avaient évité la prison. D'autres se seraient foutus en l'air après cela, mais Jay était un homme qui savait rebondir. Au bout de quelques mois, en jouant au petit chimiste, il avait découvert que le cocktail zéro pouvait être transformé en un hallucinogène léger. Sur White Hell, on manquait de drogues. Le succès du cocktail zéro modifié fut immédiat. 

A quarante ans, Jay était rapidement devenu une personnalité des plus populaires et des plus riches dans le petit univers de White Hell. C'était mérité, il fallait bien l'avouer.  Chaque semaine, quelques litres de cocktail zéro étaient détournés, modifiés, puis envoyés aux quatre coins de la planète. Léon falsifiait les registres, se chargeait des expéditions et touchait vingt pour cent des recettes de ce petit trafic. De quoi s'assurer une retraite tranquille sur un monde comme Fortenza.

Le médecin consulta de nouveau les résultats s'affichant sur son feuillet optique, puis déclara :

— Pour moi, une telle assimilation du cocktail zéro ne peut s'expliquer que par une thérapie moléculaire ou par la présence d'un implant filtrant au niveau du cortex. Voire une combinaison des deux. Dans ce cas, l'usage d'une drogue plus forte ne changerait rien à l'affaire. Et je ne suis pas équipé pour lutter contre ça. 

La thérapie moléculaire était une technologie médicale de pointe consistant à modifier un litre de sang à l'échelle microscopique avant de le réinjecter dans le corps du patient, qui disposait après cela de « super cellules » à la durée de vie limitée, capables de lutter bien plus efficacement que le système immunitaire classique contre les affections du corps humain. Ce traitement était réservé aux pathologies lourdes : cancer inopérable, maladies dégénératives, obésité critique. Selon le type de défense souhaitée, les super cellules étaient programmées de façon à lutter contre un adversaire bien précis, qu'elle ciblaient de façon terriblement efficace et décomposaient en éléments chimiques inoffensifs.

L' implant, quand à lui, se plaçait dans le cerveau ou dans un organe, dont il améliorait les fonctions. Fabriqué à partir du matériel génétique de son porteur, il était quasiment indécelable une fois installé et les cicatrices de l'opération gommées.

Ces deux technologies avaient un point commun : elles étaient hors de prix et réservées à une élite, la même qui pouvait se payer des traitements anti-vieillesse et dépasser allègrement la barre des cent quarante ans. Au-delà, il était impossible de sauvegarder les neurones du patient. Après des siècles d'innovations technologiques et d'expérimentations médicales, le cerveau humain conservait bon nombre de ses mystères. 

Léon soupira, puis décida :

— Bon, tant qu'elle ne me tape pas une crise, on va la laisser mûrir dans sa cage... Vaudrait mieux pas qu'un gradé vienne fourrer son nez dans nos affaires, et si je réclame un examen approfondi au centre hospitalier, ça ne manquera pas d'arriver. D'ailleurs en parlant de ça, tu en as ? 

Jay approuva, ouvrit un tiroir et en sortit un sachet de poudre blanche qui n'était assurément pas du talc. 

— Produit ce matin. J'ai un peu modifié la terminaison chimique, le sentiment d'oppression est moins présent quand on redescend.
— T'es le meilleur. Je voterai pour toi aux prochaines élections, mon pote.
— Et je deviendrai le président de ce joyeux bordel ? Non merci, sans façons, mon pote !