lundi 8 avril 2013

"Cher moi".

Je parle rarement de mon enfance ou de mon adolescence. Récemment, je me suis aperçu qu'une de mes amies en ignorait tout (et pourtant, je la fréquente depuis plus de deux ans).

Je ne dispose pas non plus de photos de moi jeune. Il serait injuste cependant de dire que je refoule cette période. Elle demeure très présente en moi pour de nombreuses raisons.

On m'a souvent dit que je devrais écrire sur ma jeunesse, mais c'est à mon avis une fausse bonne idée, je le fais donc rarement.

Aussi, lorsque l'autre jour je suis tombé sur un AT nommé "cher moi" organisé par le blog "à partir du néant", qui consistait à envoyer une lettre à celui que j'étais à 16 ans, j'ai hésité à y répondre, même si quelques potes auteurs se ruaient vers la brèche. Ce n'est qu'après y avoir été encouragé que je me suis lancé dans l'aventure. Il y a 3 ou 4 mois, je ne l'aurais sans doute pas fait, et la plupart de mes tentatives, quand vient l'heure de parler de mon passé par écrit, se soldent par un abandon par K.O.

Il y a des mots qui libèrent, mais ce n'est jamais anodin. Je ne pense pas m'être libéré de grand-chose en écrivant cette lettre, j'ai simplement fait "un état des lieux". Là encore, c'est la raison pour laquelle je n'écris pas ou peu sur moi-même.

Après 2 heures de rédaction et de relecture, ma lettre était prête. je l'ai donc envoyée au responsable de l'AT et suis parti me vider la tête et me remplir la panse. A mon retour, Jérémy Semet m'a contacté pour me dire que mon texte était superbement écrit, aucun doute là-dessus, mais qu'il ne pouvait le publier. Trop brutal et sombre. Cela ne m'a guère surpris, c'est précisément la raison pour laquelle je ne publie que rarement sur mon adolescence et mon enfance. Jérémy m'a proposé d'adoucir mon texte, mais j'ai refusé, car la réalité prend rarement des gants quand elle nous berce le long du mur. Dans ce cas, j'aurais pu enjoliver tout le reste, mais en tant que jeune auteur, je passe la majeure partie de mon temps à enjoliver ou à déformer la réalité. Nous avons donc choisi de ne pas publier la lettre dans le cadre d'un AT.

J'ai hésité à la publier sur atramenta, mais non, je n'en avais pas envie. La destination finale de cette lettre ne pouvait être que cet endroit, cette tribune publique. Vous allez donc pouvoir la lire, mais vous voilà prévenus : il ne s'agit pas d'un conte de fées.



"Je sais.

Tu n'es que douleur. Tu en viens souvent à souhaiter en finir, à rêver que tout s'arrête. La vie est devenue un cauchemar que tu ne peux ni esquiver, ni arrêter. Alors, tu te prends tout dans la gueule. les brimades, les moqueries, les coups, les injustices, et tu ne cherches même plus à réagir. Tu es un zombie. Tu ne comprends pas ta vie à court terme. Quand au long terme, c'est une expression qui ne t'est pas destinée. Tu ne t'imagines pas à 20 ans. Tu n'imagines pas survivre jusqu'à 20 ans.

Je sais.

Ils t'ont appris la haine, la pire des haines. Celle qui ne se manifeste pas, qui te bouffe de l'intérieur. Celle qui te donne envie de les voir morts, et qui te rendra indifférent face à la faucheuse quand elle les emportera. Celle qui t'arrachera un grand sourire glacé quand on t' annoncera que leurs cadavres déjà froids ont entamé leurs premières transformations hideuses, tapissant de mousse le fond de leurs gorges autrefois emplies de sarcasmes, figeant leur regard méprisant en boule laiteuse au fond d'une orbite jaunie, raidissant leurs mains en serres griffues, ridées, mortes.

Ils seront morts et toi vivant, et tu t'en réjouiras.

Je sais.

Ils t'ont battu, exclu, violé, souillé, humilié, dominé, sans autre raison que ta différence. Toi, le petit malingre trop intelligent à l'école. Toi, le petit souffre-douleur qui ne faisait pourtant de mal à personne. Toi, la petite chose à qui l'on a mis un sexe dans la bouche en disant « suce ». Eux. Les autres. Le monde. Il serait logique que tu ne pardonnes rien, il serait évident que tu cherches la vengeance, à défaut de la justice. Je sais que tu y penses, je sais car j'étais toi.

Dans dix ans, 2 adolescents américains à peine plus âgés que toi débarqueront dans les couloirs de leur lycée en flinguant tout ce qui bouge, répandant sur leur chemin la haine, le chagrin et le deuil avant de se faire sauter le caisson. Ils seront les précurseurs d'une longue série noire. Tu les condamneras tout en comprenant leurs actes, car en ce moment, tu nourris toi aussi des envies de revanche et de sang, dirigées vers le monde en général et les gens en particulier. Un final sanglant et jubilatoire, une touche d'adieu écarlate qui leur prouvera que tu as existé.

Pourtant, il me faut te dire : sois patient, comme je l'ai été. Espère sans avoir rien à espérer. Tu vas rencontrer quelqu'un -une femme. Elle te réconciliera avec la vie, et tu lui en seras infiniment reconnaissant. Ce sera la première marche d'une longue série qui te permettra de croire de nouveau en l'homme, en toi-même.

Chasse la haine de ta vie, elle est dangereuse. Pour toi d'abord, mais aussi pour les autres. On t'a enseigné que la haine ne connaissait pas de limite dans sa gratuité. Tu emploieras cette voie bien trop facilement si tu t'y risques, car tu seras en terrain connu.

Ouvre-toi aux autres, comme je l'ai fait, et qu'importe si cela te vaut de nombreux coups de poignard dans le dos. Fais-le au plus tôt. Il vaut mieux que ton sang coule que le leur. Ton humanité, celle que l'on t'a arrachée, te sera rendue à ce prix. Je ne peux que te demander de me croire.

Tu croiseras des compagnons de solitude. Tu comprendras assez vite que ce monde oscille constamment à la frontière du tolérable. Parfois, tu seras tenté de comparer leur souffrance aux tiennes. Ne t'y autorise jamais. Il n'est pas de souffrance négligeable. Pense à ta mère qui s'est tranché les veines car on l'a séparée de toi, et même si c'est injuste, rends-toi coupable de cela. Cela te rendra humble. Apprends la compassion et le dévouement. Là encore, c'est ce qui te sauvera, c'est ce qui te rendra meilleur que beaucoup. Deviens fort, même si la douleur te détruira et te remodèlera de nombreuses fois, deviens fort comme je sais parfois l'être.

En retour, j'aimerais te dire « n'espère rien des autres», mais tu as besoin d'espoir. Tu as besoin de croire que quelqu'un, dans ce marasme, comprenne ce que tu es et d'où tu reviens. Comment pourrais-je te l'interdire ? Tu viens de traverser huit années d'enfer, huit années ou l'on t'a enfoncé dans le crâne que tu n'étais rien, que tu ne deviendrais rien, huit années où seuls quelques oasis dans ce désert de peine t'ont permis de survivre. Tu as besoin d'espoir, je sais.

Je sais.

Tu aimeras des femmes qui ne t'aimeront pas. Cela aussi je le sais. Ne leur reproche rien. Là encore, la haine ne doit jamais remplacer l'affection que tu leur portes. Fais-en des amies, trouve-leur des qualités, admets tes défaites, même si cela est dur. Le temps dans cette joute est ton seul allié. Mais là encore, n'ouvre jamais la porte à la haine, ne l'invite pas en toi. Ne rejette pas la vie au motif qu'elle te rejette.

Si tu suis mes conseils, tu deviendras quelqu'un de bien. On te le dira, on le reconnaîtra. On t'utilisera aussi, car les habitants de cet univers ne respectent rien à part eux-mêmes. Ils voient dans leur douleur toute la souffrance du monde. Si quelqu'un peut percevoir et accepter cela, si quelqu'un peut se résoudre à tendre encore la main après se l'être fait trancher, c'est bien toi. Toi qui a tant souffert et ne pourras jamais oublier. Un tel savoir te sera inutile si tu te contentes de chercher les conflits et la vengeance.

Accorde ce que l'on ne t'a jamais accordé durant toute ton enfance : une deuxième chance, l'écoute, l'intérêt, le pardon.

Et puis en ce qui concerne l'écriture : cesse de douter. Un jour, j'ai brulé mes poèmes et détruit mes écrits de jeunesse, remisé ma machine à écrire au placard. Ne commets pas cette erreur. Tu n'as pas à avoir honte de tes mots, ils sont tes meilleurs amis. Eux ne m'ont jamais trahi : ils ne te trahiront pas.

Ne te résigne jamais.

N'oublie jamais.

Ne hais jamais.

Bats-toi pour devenir comme je l'ai fait. Bats-toi pour exister comme je le fais chaque jour.

Tu possèdes une force et une intelligence peu communes pour ton âge, même si tu n'en as pas encore conscience. Il te manque juste une étincelle pour faire sauter le carcan des certitudes où l'on t'a enfermé. Tu n'es ni un monstre, ni un rien. Tu es un tout.

Tu es moi, et crois-le ou non, tu as un avenir.

Je le sais."

4 commentaires:

  1. Lettre dure, tranchante, poignante... mais tellement pleine de vie, de tolérance et d'espoir !
    Un immense bravo pour ce partage.
    Carole

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  2. Ces maux sont, comme toujours lorsqu'ils viennent de toi, d'une incroyable force. D'aucun ne pourra peut-être jamais comprendre tes souffrances passées et présentes, mais merci, tout de même, d'avoir partagé de courrier si particulier.

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  3. Bonsoir, je te dit bravo car se que tu viens de faire et surement l'une des plus difficile des chose, ton texte est d'une profondeur telle que j'ai puis ressentir même si c'est une infime partie se que tu a pu vivre pendant cette période de ta vie. Se moment que tu nous a fais partager grâce a cette lettre si profond de la vie, moi et je pense même "nous" permet de revenir a cette réalité des choses horribles que peux faire les Humains, mais que dans cette noirceur la "lumière" existe toujours un peux. Et a qu'elle points l'être humains peux aussi s'adapter pour survivre et même évoluer, et je pense que toi tu a pu évoluer.

    par: Florian

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  4. Je suis bouleversée. Et oui: crois en toi et aime. Linné Lharsson

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