dimanche 9 septembre 2012

Episode 2 ; Léon Manuel.

Léon Manuel était né sur une petite planète agraire. Rien ne le prédestinait à quitter son monde natal : un patchwork de champs céréaliers, de vergers et de vignes, réchauffé par le rayonnement d'une étoile proche. Dans ce nouvel Eden, on naissait fermier, on se mariait avec une fermière, et on mourait fermier. Une fois mort, on n'était ni enterré, ni incinéré. Le corps du défunt était recyclé, et finissait découpé au laser, réduit à l'état de minuscules cubes d'engrais naturel dans une cuve de décantation, en attendant d'être répandu sur les terres fertiles au sein d'une bonne couche de terreau. 

C'est ce détail qui avait décidé Léon à forcer son destin. Durant l'adolescence, il renâclait à la tâche et avait tenté de s'enfuir à plusieurs reprises, pour se retrouver à la case départ, sous la férule d'une mère aimante et d'un père peu enclin à la mansuétude. Chacun de ces écarts de conduite était sanctionné à coups de badine sur la partie la plus charnue de son anatomie. 

Léon voulait fuir, mais la vie sur ces mondes agraires était bien réglée. A l'âge de seize ans, il était parvenu à fuguer jusqu'à l'astroport le plus proche. Il avait accosté quelques équipages, et tenté de se faire embaucher en tant que cuistot. Mauvais calcul : après avoir exigé de lui toutes ses économies pour « payer son voyage », le capitaine d'un petit cargo avait simplement contacté les autorités locales. Léon avait été reconduit chez lui manu militari. Les coups de badine de son père et la soupe chaude de sa mère l'y attendaient.

A 22 ans, Léon avait quasiment renoncé à quitter son monde natal. Sans argent, sans navire, et sans support externe, il était impossible de quitter cette planète. C'est alors que la rumeur d'une campagne de recrutement pour les forces spatiales était parvenue jusqu'à lui. Une nouvelle fois, Léon avait quitté le domicile pour rejoindre le poste de recrutement temporaire le plus proche.

Quelques examens physiques avaient suffi à le certifier apte au service inactif. Il avait validé divers documents, autorisant l'utilisation de sa signature adn et de son corps physique pendant cinq ans. Puis on l'avait « déconnecté » : on avait installé dans sa boîte crânienne un implant court-circuitant sa conscience, ses schémas de pensée, et sa mémoire. En bref, on avait fait de lui un robot humain, tout juste bon à obéir aux ordres. Une fois ce service inactif terminé, Léon pourrait être déposé sur le monde de son choix, avec ses cinq années de solde sur un compte bancaire interstellaire. Un nouveau départ. Le jeune fermier ne demandait pas plus.

A l'issue de ces cinq années dont il ne conservait aucun souvenir, il avait ouvert les yeux dans la salle de réveil d'un hôpital militaire. Un capitaine borgne l'avait informé que la durée de son service inactif était terminée. On lui avait proposé de poursuivre sa carrière militaire en tant que soldat de première classe. La solde était meilleure, il aurait quelques déconnectés sous ses ordres et surtout, il conserverait son libre arbitre.

Léon avait décliné cette offre. Le service inactif n'était pour lui qu'un moyen de quitter son monde d'origine, pas une vocation. Il avait reçu son numéro de compte bancaire et un billet de transport en seconde classe pour Brittania, l'un des pôles commerciaux de l'empire.

Léon ne savait pas ce qu'il avait fait durant ces cinq années. Il en gardait quelques cicatrices, il aimait donc à penser qu'il avait combattu. Son corps était celui d'un athlète de haut niveau, même s'il ne se rappelait pas de l'entraînement suivi. Il avait eu de la chance. Certains sortaient du service inactif avec un membre en moins et une pension à vie. 

Une fois arrivé sur Brittania, Léon comprit que refaire sa vie ne serait pas une sinécure. Pour travailler sur ce monde urbanisé, il fallait de solides études ou de bonnes relations. Léon manquait des deux. Il tenta cependant de monter une affaire, une boutique de fruits et légumes frais, qui engloutit la quasi-totalité de sa solde de soldat.

Léon dut se rendre à l'évidence. Il n'avait pas été un bon fermier, et il ne serait jamais un bon marchand. Ce constat se vit officialisé, quelques mois plus tard, lorsque les représentants de la chambre de commerce galactique débarquèrent dans son échoppe pour statuer sur sa situation financière préoccupante. Léon dut fermer boutique.

L'ex-soldat finit par dégotter un poste de surveillant dans un établissement pénitentiaire de basse sécurité. C'était mal payé, peu intéressant, mais le boulot ne demandait pas de prérequis. Il rencontra une matonne ni très belle, ni très exigeante, et ils s'installèrent dans un petit appartement.

Léon demeurait insatisfait. Ce boulot ne lui plaisait guère. Il supportait de moins en moins la présence de sa compagne, qui de son côté virait à l'acariâtre obèse. 

Alors, il prit de nouveau la fuite. Il accepta un boulot de surveillant dans une prison de haute sécurité, et déménagea sur Fortenza, un monde semi-civilisé où la loi du talion primait. Sur Fortenza, Léon se sentit enfin chez lui. On ne lui demandait pas d'être performant, on ne se souciait ni de son passé, ni de son avenir. Avec son salaire, Léon pouvait boire, se payer des prostituées et en fin de compte, il n'avait pas besoin de grand-chose d'autre.

Cette situation dura quelques années. Léon avait trente-deux ans lorsqu'Anne Hilidus fut transférée dans sa prison.

Hilidus avait buté son mari, sa maîtresse et les enfants de cette dernière. Le crime passionnel n'avait pas été reconnu. Elle avait pris perpète. Le maton fut rapidement sous le charme de cette plante vénéneuse. Après plusieurs mois d'une relation secrète et interdite, Léon fut surpris le pantalon baissé, Anne à ses genoux dans la lingerie du pénitencier, par la secrétaire du directeur de l'établissement. Dans un holoporno, la situation aurait agréablement dégénéré. La réalité fut différente.

Léon aurait du se faire virer, mais l'administration pénitentiaire lui réservait un destin bien pire. Il fut muté sur White hell, une prison de troisième zone. Les prisonniers étaient shootés jusqu'à la moelle, les rares matons étaient des cas désespérés, perdus pour l'humanité, avec un QI d'huître hydrocéphale. Ironie du destin ou vaste blague karmique, ce détail valut à Léon le poste de maton en chef, lui qui n'avait fait qu'éviter les responsabilités depuis son enfance.

Sur White Hell, les opportunités étaient inexistantes. Les geôliers étaient autant des prisonniers que ceux qu'ils étaient censés surveiller. White Hell était un trou où venaient aussi se briser les carrières, une oubliette administrative. 

Oui, vraiment, la vie était une salope, songeait Léon en examinant les feuillets optiques des nouveaux détenus incorporés dans son secteur.

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