Son fin menton pris dans
la grosse pogne du maton, deux hommes armés de matraques électriques
calibrées pour infliger une douleur maximale dans son dos, Daisy
avait toutes les raisons du monde de se faire toute petite, et de
garder le silence. Ce fut pourtant avec un grand calme qu'elle
énonça de façon assez claire, au vu des circonstances :
— La fin du rêve
étoilé.
Léon fronça ses
sourcils broussailleux. Pendant une brève seconde, il eut vraiment
l'air du fermier peu cultivé qu'il avait été, mélange de force
brute et d'ignorance crasse.
— De quoi ?
Qu'est-ce que tu racontes ?
— La fin du rêve
étoilé. C'est ce livre que je vous conseille de lire.
Léon en resta sur
place, interdit. Il fit signe à ses gars de ranger les matraques,
ordre qu'ils exécutèrent presque à regret. On ne s'amusait pas
souvent dans le coin.
Léon dévisagea sa
prisonnière, en ouvrant et refermant son poing libre. Daisy ne
capitula pas, ne détourna pas le regard. Cela aurait pu passer pour
une provocation. Eut-elle été un homme, il lui aurait démonté la
tête dans la seconde. Au lieu de quoi, il relâcha sa prise et
reprit place sur sa chaise, en croisant les bras.
— T'as de la
suite dans les idées, toi. Et pourquoi tu voudrais que je me fasse
chier à le lire, ton bouquin ? Tu l'as écrit ?
Daisy se massa le menton
avant de répondre, sans se plaindre.
— Non. Amy Lowall
l'a écrit, c'est une historienne célèbre. Un chouette bouquin. Je
ne cherchais pas à vous diminuer ou à vous insulter. Je vous le
recommande car il pourrait vous intéresser. J'imagine que les
soirées sont longues pour vous aussi. Vous aimez lire ?
Léon ne comprenait pas
où elle voulait en venir. Était-ce une obscure méthode de drague ?
Se foutait-elle de sa gueule ? Impossible de déchiffrer de
l'ironie ou de la colère dans le ton de sa voix. Mais cette façon
de rester maîtresse d'elle-même face à trois matons prêts à en
découdre... La fille avait de la classe, aucun doute. Une nouvelle
fois, Léon se promit qu'il en ferait sa concubine sous peu. Avec un
signe vers ses deux subordonnés, il ordonna :
— Lonnie, Maro,
vous me raccompagnez l'intello dans sa suite. Maintenant.
Daisy se laissa
entraîner dans le couloir sans faire opposer la moindre résistance.
Quand la porte se fut refermé sur elle et les deux gardes, Jay, le
docteur , se tourna vers Léon avec un demi-sourire, ses
binocles relevées sur un front large entouré de cheveux bruns
grisonnant aux tempes :
— Un sacré
numéro, cette fille, non ?
— Ouais, acquiesça
Léon. Et j'aime pas ça. On n'arrive pas à savoir ce qu'elle
pense. J'aime pas avoir l'impression qu'un prisonnier me cache
des trucs.
Et Daisy lui cachait
quelque chose, il en aurait mis sa main au feu. Il se tourna vers le
médecin.
— Et son
check-up, ça donne quoi ?
— Une pouliche en
pleine forme, voilà ce que ça donne. Tous ses signaux sont dans le
vert. C'est même trop vert, si tu vois ce que je veux dire.
— Le cocktail zéro ne
l'affecte pas ?
— Non. Le plus étrange
c'est que je ne trouve aucune trace du cocktail zéro. Rien dans le
sang, les muscles, ou dans les poils. Elle doit le métaboliser
totalement. C'est complètement inhabituel. T'es sûr qu'elle mange ?
Le cocktail zéro était
incorporé à l'alimentation de chaque prisonnier. Le seul moyen de
couper à cette médication quelque peu abusive était de faire la
grève de la faim.
— Elle prend ses
deux repas journaliers... T'as rien de plus efficace ?
hasarda Léon, même s'il connaissait la réponse. Jay pouffa.
— Plus efficace
que le cocktail zéro ? Attends voir... Au bout d'une semaine de
traitement, n'importe quel prisonnier se retrouve à l'état
larvaire. Ce truc est si puissant qu'il te réduit à l'état de
légume avant que tu ne piges ce qu'il t'arrive. Il reste bien
quelques drogues illégales, mais on ne me signera jamais un bon de
transport pour quelques grammes d'Ultra ou de Nihil... Et à la
différence du coktail zéro, ces produits la changeraient en junkie
de façon irréversible.
Léon sourit
intérieurement. Le toubib savait, à coup sûr, ce dont il
ressortait. Lui-même avait été exilé sur White Hell à la suite
d'une intervention médicale de routine ayant mal tourné. Défoncé
au Nihil, cet ancien chirurgien renommé originaire d'un monde
ultra-civilisé des vieux systèmes, avait tranché ceci plutôt que
cela, laissant un notable sur le carreau. Scandale dans la bonne
société ! Jay avait participé à un plan de sevrage
anti-drogues, s'était confondu en excuses publiques, avait été
muté dans le trou du cul de l'univers, échappant de peu à la
prison. En un coup de bistouri laser, il avait tout perdu : sa notoriété, sa femme, présentatrice aux holonews, ainsi que sa fortune, partagée entre les relations qui lui avaient évité la prison. D'autres se seraient foutus en l'air après cela, mais Jay était un homme qui savait rebondir. Au bout de quelques mois, en jouant au petit chimiste, il
avait découvert que le cocktail zéro pouvait être transformé en
un hallucinogène léger. Sur White Hell, on manquait de drogues. Le
succès du cocktail zéro modifié fut immédiat.
A quarante ans, Jay
était rapidement devenu une personnalité des plus populaires et des
plus riches dans le petit univers de White Hell. C'était mérité, il fallait bien l'avouer. Chaque semaine,
quelques litres de cocktail zéro étaient détournés, modifiés,
puis envoyés aux quatre coins de la planète. Léon falsifiait les
registres, se chargeait des expéditions et touchait vingt pour cent
des recettes de ce petit trafic. De quoi s'assurer une retraite
tranquille sur un monde comme Fortenza.
Le médecin consulta de
nouveau les résultats s'affichant sur son feuillet optique, puis
déclara :
— Pour moi, une
telle assimilation du cocktail zéro ne peut s'expliquer que par une
thérapie moléculaire ou par la présence d'un implant filtrant au
niveau du cortex. Voire une combinaison des deux. Dans ce cas,
l'usage d'une drogue plus forte ne changerait rien à l'affaire. Et
je ne suis pas équipé pour lutter contre ça.
La thérapie
moléculaire était une technologie médicale de pointe
consistant à modifier un litre de sang à l'échelle microscopique
avant de le réinjecter dans le corps du patient, qui disposait après
cela de « super cellules » à la durée de vie limitée,
capables de lutter bien plus efficacement que le système immunitaire
classique contre les affections du corps humain. Ce traitement était
réservé aux pathologies lourdes : cancer inopérable, maladies
dégénératives, obésité critique. Selon le type de défense
souhaitée, les super cellules étaient programmées de façon à
lutter contre un adversaire bien précis, qu'elle ciblaient de façon
terriblement efficace et décomposaient en éléments chimiques
inoffensifs.
L' implant, quand à
lui, se plaçait dans le cerveau ou dans un organe, dont il
améliorait les fonctions. Fabriqué à partir du matériel génétique
de son porteur, il était quasiment indécelable une fois installé
et les cicatrices de l'opération gommées.
Ces deux technologies
avaient un point commun : elles étaient hors de prix et
réservées à une élite, la même qui pouvait se payer des
traitements anti-vieillesse et dépasser allègrement la barre des
cent quarante ans. Au-delà, il était impossible de sauvegarder les
neurones du patient. Après des siècles d'innovations technologiques
et d'expérimentations médicales, le cerveau humain conservait bon
nombre de ses mystères.
Léon soupira, puis
décida :
— Bon, tant
qu'elle ne me tape pas une crise, on va la laisser mûrir dans sa
cage... Vaudrait mieux pas qu'un gradé vienne fourrer son nez dans
nos affaires, et si je réclame un examen approfondi au centre
hospitalier, ça ne manquera pas d'arriver. D'ailleurs en parlant de
ça, tu en as ?
Jay approuva, ouvrit un
tiroir et en sortit un sachet de poudre blanche qui n'était
assurément pas du talc.
— Produit ce
matin. J'ai un peu modifié la terminaison chimique, le sentiment
d'oppression est moins présent quand on redescend.
— T'es le meilleur. Je
voterai pour toi aux prochaines élections, mon pote.
— Et je deviendrai le
président de ce joyeux bordel ? Non merci, sans façons, mon
pote !
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