Léon Manuel était né
sur une petite planète agraire. Rien ne le prédestinait à quitter
son monde natal : un patchwork de champs céréaliers, de vergers et
de vignes, réchauffé par le rayonnement d'une étoile proche. Dans
ce nouvel Eden, on naissait fermier, on se mariait avec une fermière,
et on mourait fermier. Une fois mort, on n'était ni enterré, ni
incinéré. Le corps du défunt était recyclé, et finissait découpé
au laser, réduit à l'état de minuscules cubes d'engrais naturel
dans une cuve de décantation, en attendant d'être répandu sur les
terres fertiles au sein d'une bonne couche de terreau.
C'est ce détail qui
avait décidé Léon à forcer son destin. Durant l'adolescence, il
renâclait à la tâche et avait tenté de s'enfuir à plusieurs
reprises, pour se retrouver à la case départ, sous la
férule d'une mère aimante et d'un père peu enclin à la
mansuétude. Chacun de ces écarts de conduite était sanctionné à coups de
badine sur la partie la plus charnue de son anatomie.
Léon voulait fuir, mais la
vie sur ces mondes agraires était bien réglée. A l'âge de seize
ans, il était parvenu à fuguer jusqu'à l'astroport le plus proche.
Il avait accosté quelques équipages, et tenté de se faire
embaucher en tant que cuistot. Mauvais calcul : après avoir
exigé de lui toutes ses économies pour « payer son voyage »,
le capitaine d'un petit cargo avait simplement contacté les
autorités locales. Léon avait été reconduit chez lui manu
militari. Les coups de badine de son père et la soupe chaude de sa
mère l'y attendaient.
A 22 ans, Léon avait
quasiment renoncé à quitter son monde natal. Sans argent, sans navire, et
sans support externe, il était impossible de quitter cette planète. C'est alors que la rumeur d'une campagne de recrutement pour les forces spatiales
était parvenue jusqu'à lui. Une nouvelle fois, Léon avait quitté
le domicile pour rejoindre le poste de recrutement temporaire le plus
proche.
Quelques examens
physiques avaient suffi à le certifier apte au service inactif. Il
avait validé divers documents, autorisant l'utilisation de sa
signature adn et de son corps physique pendant cinq ans. Puis on
l'avait « déconnecté » : on avait installé dans
sa boîte crânienne un implant court-circuitant sa conscience, ses
schémas de pensée, et sa mémoire. En bref, on avait fait de lui un
robot humain, tout juste bon à obéir aux ordres. Une fois ce
service inactif terminé, Léon pourrait être déposé sur le monde
de son choix, avec ses cinq années de solde sur un compte bancaire
interstellaire. Un nouveau départ. Le jeune fermier ne demandait pas
plus.
A l'issue de ces cinq
années dont il ne conservait aucun souvenir, il avait ouvert les yeux dans la
salle de réveil d'un hôpital militaire. Un capitaine borgne l'avait
informé que la durée de son service inactif était terminée. On
lui avait proposé de poursuivre sa carrière militaire en tant que
soldat de première classe. La solde était meilleure, il aurait
quelques déconnectés sous ses ordres et surtout, il conserverait
son libre arbitre.
Léon avait décliné
cette offre. Le service inactif n'était pour lui qu'un moyen de
quitter son monde d'origine, pas une vocation. Il avait reçu son
numéro de compte bancaire et un billet de transport en seconde
classe pour Brittania, l'un des pôles commerciaux de l'empire.
Léon ne savait pas ce
qu'il avait fait durant ces cinq années. Il en gardait quelques
cicatrices, il aimait donc à penser qu'il avait combattu. Son corps
était celui d'un athlète de haut niveau, même s'il ne se rappelait
pas de l'entraînement suivi. Il avait eu de la chance. Certains
sortaient du service inactif avec un membre en moins et une pension à
vie.
Une fois arrivé sur
Brittania, Léon comprit que refaire sa vie ne serait
pas une sinécure. Pour travailler sur ce monde urbanisé, il fallait
de solides études ou de bonnes relations. Léon manquait des deux.
Il tenta cependant de monter une affaire, une boutique de fruits et
légumes frais, qui engloutit la quasi-totalité de sa solde de
soldat.
Léon dut se rendre à
l'évidence. Il n'avait pas été un bon fermier, et il ne serait
jamais un bon marchand. Ce constat se vit officialisé, quelques mois
plus tard, lorsque les représentants de la chambre de commerce
galactique débarquèrent dans son échoppe pour statuer sur sa
situation financière préoccupante. Léon dut fermer boutique.
L'ex-soldat finit par
dégotter un poste de surveillant dans un établissement
pénitentiaire de basse sécurité. C'était mal payé, peu
intéressant, mais le boulot ne demandait pas de prérequis. Il
rencontra une matonne ni très belle, ni très exigeante, et ils
s'installèrent dans un petit appartement.
Léon demeurait
insatisfait. Ce boulot ne lui plaisait guère. Il supportait de moins
en moins la présence de sa compagne, qui de son côté virait à
l'acariâtre obèse.
Alors, il prit de nouveau
la fuite. Il accepta un boulot de surveillant dans une prison de
haute sécurité, et déménagea sur Fortenza, un monde semi-civilisé
où la loi du talion primait. Sur Fortenza, Léon se sentit enfin
chez lui. On ne lui demandait pas d'être performant, on ne se
souciait ni de son passé, ni de son avenir. Avec son salaire, Léon
pouvait boire, se payer des prostituées et en fin de compte, il
n'avait pas besoin de grand-chose d'autre.
Cette situation dura
quelques années. Léon avait trente-deux ans lorsqu'Anne Hilidus fut
transférée dans sa prison.
Hilidus avait buté son
mari, sa maîtresse et les enfants de cette dernière. Le crime
passionnel n'avait pas été reconnu. Elle avait pris perpète. Le
maton fut rapidement sous le charme de cette plante vénéneuse.
Après plusieurs mois d'une relation secrète et interdite, Léon fut
surpris le pantalon baissé, Anne à ses genoux dans la lingerie
du pénitencier, par la secrétaire du directeur de l'établissement. Dans un holoporno, la situation aurait agréablement dégénéré. La réalité fut différente.
Léon aurait du se faire
virer, mais l'administration pénitentiaire lui réservait un destin
bien pire. Il fut muté sur White hell, une prison de troisième
zone. Les prisonniers étaient shootés jusqu'à la moelle, les rares
matons étaient des cas désespérés, perdus pour l'humanité, avec
un QI d'huître hydrocéphale. Ironie du destin ou vaste blague karmique, ce détail valut à Léon
le poste de maton en chef, lui qui n'avait fait qu'éviter les
responsabilités depuis son enfance.
Sur White Hell, les
opportunités étaient inexistantes. Les geôliers étaient autant
des prisonniers que ceux qu'ils étaient censés surveiller. White Hell était un trou où
venaient aussi se briser les carrières, une oubliette
administrative.
Oui, vraiment, la vie
était une salope, songeait Léon en examinant les feuillets
optiques des nouveaux détenus incorporés dans son secteur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire